Mon ami Claude Prince est mort. Il est décédé le 22 mai à l’institut de Cardiologie de Montréal. C’est l’Internet qui a permis notre première rencontre. Puis, Claude m’a introduit à son copain Gérard St-Denis et c’est ce dernier qui m’a ouvert la porte à ma chronique sur Planète Québec.
J’ai bien aimé ce nouvel ami qui s’est avéré un homme vrai, intelligent, simple, sincère, solide, jovial, aimable, enthousiaste et Montréalais dans l’âme. Un Montréalais comme je les aime. Originaire du quartier Rosemont, il fit sa carrière comme haut fonctionnaire à la Ville de Montréal où il participa activement, entre autres, à l’organisation des Floralies internationales de Montréal en 1980. Autodidacte, il avait, depuis sa jeunesse, une passion pour les livres et possédait une bibliothèque importante. Il savait apprécier le beau. Écrivain, il nous a laissé des anecdotes sur sa jeunesse, sa famille, le Montréal d’hier et une biographie du Mahatma Gandhi. Il en a surprit plus d’un en produisant ce dernier ouvrage.
J’ai pensé qu’il serait intéressant pour mes lecteurs, de quelque pays qu’ils soient, de lire une de ses anecdotes. Je l’ajoute à la suite. On y retrouve une partie de l’histoire d’un très grand nombre de familles montréalaises ainsi que celle du Montréal d’antan. Elle s’intitule : Mon père me disait...
Mon père était un homme taciturne et austère. La crise économique des années '30 l'avait brisé et humilié. Chômeur pendant six ans avec une femme et huit enfants à nourrir, il avait perdu tout espoir de s'en sortir et s'était refermé sur lui-même. Il n'a jamais retrouvé sa fierté.
Catholique convaincu, sa foi sans failles l'a soutenu dans l'adversité et la passion qu'il avait pour le chant liturgique lui aura rendu la vie plus acceptable. Durant plus de 60 ans, il a chanté les messes tous les matins sans manquer une seule fois. Il a aussi chanté le "Requiem" et le "Dies Ire" au service funèbre de toutes les personnes décédées dans la paroisse Saint-Jean-Berchmans de Montréal entre 1920 et le début des années '80.
Plus instruit que la moyenne des gens de sa génération, il était particulièrement fier de son diplôme de professeur de chant grégorien obtenu avec distinction de La Scola cantorum de l'Université de Montréal.
Cet homme si humble en toutes autres circonstances, avait fait encadrer son parchemin et l'avait placé bien en vue sur le mur du salon. Il y est resté durant plus de 50 ans dans tous les logements où nous avons habité.
Sa seule passion à part le chant grégorien, était Montréal. Pour donner un peu de répit à notre mère, le dimanche après-midi, il nous amenait mon frère cadet et moi visiter SA ville... Chaque année, il nous faisait faire le tour de la ville dans le "p'tit char en or". La Montreal Tramway Company offrait deux itinéraires et nous les parcourions tous les deux dans la même journée.
Nous habitions alors dans la vieille partie du quartier Rosemont près du tunnel Papineau, du dépotoir municipal et de l'incinérateur des Carrières (l'ancien, celui qui puait).
Lorsque nous allions quelque part, mon père s'arrêtait devant un immeuble ou sur le coin d'une rue, et il disait : ... dans mon temps, la rue des Carrières s'appelait "le Chemin des Pieds noirs"; ce chemin sinueux commençait à l'intersection de l'avenue du Mont-Royal et de la rue Henri-Julien, empruntait l'actuelle rue Gilford, traversait St-Denis passait par ce qui est devenu la rue Saint-Grégoire, rejoignait la partie qui porte aujourd'hui le nom de Des Carrières et allait finir au coin du Boulevard Rosemont et de la 2e avenue. Le Chemin des Pieds noirs n'était pas pavé; il zigzaguait entre les nombreuses carrières qui, depuis, ont été comblées et sur lesquelles sont bâties toutes les maisons que l'on y voit aujourd'hui. On l'appelait ainsi en signe de dérision car les gens qui travaillaient dans ces carrières avaient toujours les bottines couvertes de poussière.
Mon père disait aussi : ... dans mon temps, la rue Papineau finissait à la hauteur de la rue Masson. Le tunnel qui passe sous la voie ferrée et la rue des Carrières n'existait pas. La rue se prolongeait en chemin de terre battue jusqu'au Chemin des Pieds noirs. Plus haut que ça, au nord et à l'est des carrières, c'était la campagne...
Une autre fois, alors que nous nous dirigions vers l'Île Sainte-Hélène, mon père disait : ... moi lorsque j'étais jeune, pour aller sur la Rive-sud, il n'y avait que le Pont Victoria . Le pont Jacques-Cartier dont le nom officiel est le Pont du Havre, n'était pas encore construit. En été pour aller dans l'île, il fallait prendre le bateau et en hiver, dès que le fleuve gelait nous le traversions à pied ou en carriole.
Pire encore, mon père disait : ... moi quand j'étais petit, chez-nous, on n'avait pas encore l'électricité; on s'éclairait à la chandelle ou avec une lampe à l'huile comme celle que maman utilise lorsqu'il y a une panne d'électricité. On n'avait pas l'eau chaude ni même l'eau courante dans la maison; les toilettes étaient dehors près de la grange, on n'avait pas la radio, on ne recevait pas le journal, on ne voyait jamais d'automobile, le cinéma n'existait pas, le téléphone n'était pas encore inventé, etc., etc., etc.
Après avoir pris connaissance de tout ce qui n'existait pas lorsque mon père était jeune, mon frère et moi on s'est dit: "Y peut ben être vieux l'bonhomme... y vivait avant le déluge..." et nous nous comptions chanceux de vivre dans un monde moderne où tout existait, y compris Simpson's, Dupuis & Frères et le Parc Belmont.
La ville de Montréal était toute bâtie; toutes les rues étaient pavées et bordées de trottoirs en dalles de ciment. Non seulement avions-nous le tunnel Papineau, nous avions le tunnel de Lorimier, le tunnel Iberville et tous les ponts qu'il nous fallait.
Nous étions pauvres chez nous, mais nous avions l'eau courante (chaude et froide), les toilettes, un immense bain, la radio et le téléphone.
Maman n'avait presque jamais besoin de sortir sauf pour faire sa commande d'épiceries et aller à la messe. Tout ce dont nous avions besoin nous était livré directement à la maison. Les quotidiens du matin : Le Canada et l'Illustration étaient livrés avant le déjeuner et La Presse nous arrivait au début de l'après-midi. Le boulanger, le laitier, le marchand de glace, le « guenillou » et les "commerçants" offraient leurs marchandises ou leurs services de porte en porte; un représentant de la compagnie Castle Blend livrait le thé, un libraire venait livrer et reprendre les livres qu'il offrait en location, etc. Comme si n'était pas assez, l'agent d'assurance passait chaque semaine collecter ses primes et c'était impressionnant de le voir inscrire les montants perçus dans son gros livre noir.
Nous achetions à peu près tout le linge de maison et les vêtements pour la famille à crédit dans un commerce de la rue St-Laurent. Chaque semaine, le "Juif" comme l'appelait affectueusement ma mère venait percevoir un acompte sur ce que l'on lui devait. Le facteur passait deux fois par jour et le médecin de famille venait à la maison quand un des enfants était malade ou faisait semblant de l'être...
Nous, les « ti-culs boule-à-mites », de temps en temps, nous arrêtions de jouer pour laisser passer une automobile ou regarder voler un avion dans le ciel. Il ne restait plus rien à inventer; on vivait dans un monde moderne : on avait tout, tout et tout.
Le temps a passé...
... je me suis marié
et à mon tour, j'ai eu des enfants. Un jour, au cours d'une promenade, je me suis surpris à leur dire : ... dans mon temps, la rue Papineau se terminait à la hauteur de la rue Bélanger. Plus haut que cela, il y avait bien, ici et là, quelques maisons mais ensuite c'était la campagne. Parfois, à cause du manque de passagers, le tramway 44 écourtait son itinéraire normal et tournait à hauteur de la rue Masson. Le conducteur criait : "Tairrr minus", "teurr minus" - tout le monde débarque... (sans la traduction, les Anglais n'auraient pas compris et ils seraient peut-être restés dans l'p'tit char jusqu'au lendemain matin)...
Le boulevard Rosemont finissait à la 26e avenue, l'autoroute Métropolitaine n'était pas construite, le tunnel Louis-Hyppolite-Lafontaine non plus, etc.
Et puis une autre fois : ... quand j'étais petit, il n'y avait ni télévision ni ordinateurs ni guichets informatiques; les grands magasins étaient fermés le dimanche et les jours de "fête obligatoire" comme le 8 décembre, jour de l'Immaculée Conception; les automobiles n'avaient pas l'air conditionné, La Ronde n'était qu'une île minuscule, le métro n'était pas construit et au lieu de la Gare Centrale et de la place Ville-Marie, il n'y avait qu'un immense trou chaque côté d'un pont hideux sur le boulevard René-Lévesque qui dans le temps se nommait la rue Dorchester.
C'est difficile à croire... mais quand j'étais jeune, les marchands de hot-dogs « steamés » et de patate frites sillonnaient les rues de la ville dans des voitures hippomobiles ou dans des camions transformés en « snack-bar ». L'équipement était rudimentaire : une glacière pour le Coca-cola et le Pepsi-cola, une friteuse à gaz pour cuire les frites et un réchaud à vapeur pour les hot-dogs « steamés ».
Au milieu de la soirée, à l'heure où les familles s'entassaient sur le perron pour respirer un peu d'air frais, souvent précédé par l'odeur de friture, le sifflet se faisait entendre et c'était la cohue. Tout le monde se ruait autour de la voiture pour acheter des frites et des hot-dogs. On repassera pour l'hygiène : le marchand se lavait les mains avant de partir et les relavait le soir en faisant sa toilette avant de se coucher. Le peu d'eau qu'il apportait, la même pour toute le journée... servait à rincer les patates et à faire boire le cheval.
Le bon maire Jean Drapeau, soucieux du bien-être de ses citoyens à mis fin à ce commerce.
Et ceci… et cela… et encore ceci… puis cela…
Enfin, comble du comble, un jour qu'un petit-neveu est en visite chez-nous à Montréal-Nord, j'entends mes enfants lui dire : ... quand nous étions petits, nous demeurions sur la rue Delorimier près du boulevard Rosemont et le tramway numéro 10 passait devant chez-nous. Lorsque nous sommes déménagés à Montréal-Nord, le boulevard Rolland n'était pas pavé; ma classe était située dans une roulotte temporaire parce que l'école était trop petite et le curé disait la messe dans cette l'école parce que l'église paroissiale était trop loin. Il n'y avait pas encore la télé couleur; on n'avait pas de vidéo et les lecteurs CD n'étaient pas inventés...
Comme disait l'autre : "Rien ne se perd et rien ne se crée dans la nature." Chaque fois qu'un "vieux vieux " meurt, un "jeune vieux" est tout de suite là pour le remplacer.
Merci Claude Prince pour cet intéressant texte qui rappelle aux plus ainés leur jeunesse et donne aux plus jeunes une idée de la vie passée de leurs ascendants. Tu demeureras pour toujours dans nos souvenirs.
Claude Dupras
Ps. On peut lire les autres anecdotes et la vie de Gandhi, par Claude Prince, sur son site « Souvenirs d’un vieux Montréalais » : http://pages.videotron.com/prince9/souvenir.html.
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