Au début des discussions au conseil des ministres,
Duplessis est hésitant à voter cet impôt. Le gouvernement du Québec demandera
au gouvernement du Canada de le déduire de l’impôt fédéral. Si Ottawa refuse,
les citoyens du Québec subiront une double taxation et il est possible alors
que la mise en place du nouvel impôt ne soit pas une décision populaire. Les
discussions sont longues. Finalement, suite au consensus des ministres et se
fiant à son flair de politicien aguerri, Duplessis prend la décision. En
général, elle est bien accueillie par le public malgré que Saint-Laurent, lors
de son premier commentaire publique, affirme que les payeurs de taxes du Québec
devront subir la double taxation et que cela est la faute de Duplessis et de
l’Union Nationale.
De leur côté, les nationalistes sont heureux de
cette loi car ils croient qu’elle favorise grandement l’autonomie du Québec.
Plusieurs la qualifient de geste historique.
La constitution canadienne attribue aux provinces
la compétence de lever un impôt sur le revenu des particuliers. Ce fut le cas
jusqu’en 1942 au moment où le premier ministre Godbout du Québec céda
temporairement ce droit au gouvernement fédéral pour lui permettre de financer
l’effort de guerre. La guerre est terminée et Duplessis, de retour au pouvoir,
veut revenir à la case de départ mais rencontre une forte contestation de la
part du gouvernement fédéral. Saint-Laurent défend l’idée que dorénavant les
provinces se financent par des subventions fédérales. Il présente comme normale
et inévitable cette dépendance du Québec. Les intellectuels fédéralistes
partagent ce point de vue, mais les intellectuels nationalistes, par la bouche
des journalistes André Laurendeau, Pierre Laporte, Gérard Filion et l’historien
Michel Brunet, ne sont pas d’accord avec la position de Saint-Laurent. Le
parti libéral du Québec de Georges-Émile Lapalme, qui est ni plus ni moins
qu’une succursale du parti libéral fédéral, s’oppose totalement à
l’instauration de cet impôt (ce sera une grande erreur). Jean Lesage, ministre
fédéral, également. Il semble qu’Ottawa n’acceptera jamais et que Duplessis est
en train de jouer sa carrière et le pouvoir.
La loi no. 43 est adoptée en trois lectures, le 24
février 1954.
Le débat pour l’obtention de la déduction
s’éternise et Duplessis marque des points sur la place publique. Il explique
l’importance d’être « maîtres chez nous » en fiscalité et affirme que
la centralisation des impôts peut entraîner la centralisation politique. Il
martèle sans cesse l’importance pour le Québec de se financer et d’exercer ses
propres pouvoirs dans les domaines de sa juridiction constitutionnelle. « Je
veux un gouvernement par le Québec, pour le Québec et à Québec ».
Saint-Laurent, furieux, est convaincu que le gouvernement fédéral peut changer
seul la constitution du pays lorsqu’il s’agit des pouvoirs de sa juridiction
exclusive et menace Duplessis de le faire. Il ne se sent aucunement obligé de
consulter les provinces et bénéficie de l’appui de Londres dans cette position.
Duplessis rétorque que c’est anticonstitutionnel et montre son profond
désaccord. Le débat s’échauffe et pour se montrer bon joueur, Saint-Laurent
propose une déduction de 5 %, mais Duplessis refuse car il veut la pleine
déduction.
Finalement, reconnaissant que sa fermeté génère des
conséquences politiques, Saint-Laurent communique avec Duplessis pour fixer une
rencontre à huis clos. Elle a lieu le 5 octobre 1954 à l’hôtel Windsor de
Montréal. Saint Laurent annonce à Duplessis qu’il est prêt à reconnaître le
droit du Québec de percevoir des impôts sur le revenu des particuliers à
condition que ce dernier retranche du préambule de sa loi d’impôt la mention de
priorité du Québec dans ce domaine. Saint-Laurent veut conserver la primauté du
fédéral sur la perception des impôts. Duplessis accepte. Saint Laurent baisse
le taux de taxation fédéral de 10 %, l’équivalent fédéral de la taxe de
Duplessis et les citoyens du Québec ne seront pas pénalisés fiscalement par
rapport aux citoyens des autres provinces. Trudeau, à l’encontre des
intellectuels fédéralistes et des libéraux provinciaux et fédéraux, est
satisfait, car la solution trouvée ne nécessite pas d’amendement
constitutionnel et l’appuie à la surprise de tous.
Duplessis vient de gagner une bataille qui
profitera non seulement au Québec mais à toutes les provinces canadiennes.
C’est une des belles victoires de sa carrière politique sinon la plus belle à
ce jour. Il a fait reculer les centralisateurs. Forts du précédent créé, les
gouvernements futurs du Québec réclame, 28 % en 1967 et aujourd’hui près de
50%. De plus, le Québec a remboursé totalement sa dette. Cette situation
permettra de financer les grandes réformes de la « révolution
tranquille » et d’obtenir éventuellement que la province se retire de
plans conjoints proposés par le fédéral et obtienne des abattements d’impôts
pour financer ses propres régimes de santé et d’éducation.
Pendant ce temps au Québec, le débat sur la
démocratie tourne autour de deux autres lois de Duplessis, adoptées au début de
1954 et qui font croire au lien entre nationalisme et antisyndicalisme. La loi
19 permet la « décertification » de syndicats ayant toléré la
présence de communistes dans leur direction. La loi 20, de son côté, prévoit
une « décertification » pour tout syndicat qui déclencherait une
grève dans les services publics. Elles sont rétroactives à janvier 1944. Ainsi,
l’Alliance des professeurs de Montréal est « décertifiée ». Gérard
Picard dénonce « l’hostilité concentrée dont les travailleurs du Québec
sont victimes ». Malgré que plusieurs se demandent comment un syndicat
catholique peut s’opposer à un gouvernement catholique, une partie du clergé,
après Monseigneur Charbonneau, manifeste une ouverture à l’endroit du
syndicalisme catholique. D’autres comme les sœurs de la Providence qui ont des
rapports difficiles avec leurs infirmières syndiquées soutiennent Duplessis.
Deux abbés, Dion et O’Neill, préparent un long dossier sur les principes
chrétiens de la démocratie. Pour eux, l’arbitraire n’a pas de place en
démocratie car tous sont soumis à la loi et les gouvernants n’ont le droit ni
de faire des lois, ni d’administrer la chose publique à leur guise. Ils
dénoncent aussi les mœurs électorales et affirment « qu’aucun
catholique lucide ne peut être indifférent face au déferlement de bêtises et
d’immoralité que l’on constate durant les élections ». Les antiduplessistes
ont de nouvelles flèches à leurs arcs.
Durant ces mêmes années, le contexte social est
difficile à Montréal. La charité publique se divise inégalement entre les
Canadiens français, les Irlandais, les anglophones, les Juifs et les Anglais
protestants. C’est chacun pour sa poche (Centraide n’existe pas).
Au niveau scolaire, les entreprises peuvent payer
leurs taxes soit au niveau protestant soit au niveau catholique. Ils ont le
choix. Mais comme les Canadiens anglais contrôlent les affaires et les grandes
entreprises, ce sont les commissions scolaires protestantes qui sont les plus
gâtées. Par conséquent, les enseignants des écoles anglophones gagnent beaucoup
plus que ceux des écoles francophones. Ces derniers sont majoritairement des
sœurs et des frères de communautés religieuses ou des filles célibataires. Les
paroisses catholiques à Montréal se multiplient comme des lapins suite à
l’immigration rurale à laquelle s’ajoutent les nouveaux immigrants européens
qui commencent à arriver au pays. En plus des logements, des églises et des
écoles qui se construisent partout, on voit surgir de nouvelles caisses
populaires et de grandes épiceries Steinberg. Les nouvelles écoles pullulent
dans les villages et dans les rangs. Duplessis construit ! Les enseignantes qui
sont fortement majoritaires et les enseignants doivent apprendre leur métier
durant deux ans à l’école normale de leur région qui est dirigée généralement
par les communautés. Ceux et celles qui veulent enseigner à l’université
doivent suivre des cours d’été à l’U de M. Ce sont surtout de nombreuses sœurs
qui se préparent pour l’école du haut-savoir au point que le campus a des airs
de couvent.
Les écoles supérieures (secondaires) sont rares et
ne débouchent pas aux études collégiales et universitaires. Par conséquent, les
élèves de ces écoles ne persistent pas et quittent prématurément les études. De
leur côté, les collèges ne manquent pas. Il y en a plusieurs qui sont
classiques où étudient les jeunes de l’élite et qui sont utiles pour le
recrutement des prêtres, d’autres scientifiques et commerciaux comme le
Mont-Saint-Louis et ceux qui donnent le cours secondaire comme le Collège
Notre-Dame.
Au point de vue de la santé, les spécialités
médicales se multiplient dans les hôpitaux, tout comme celles des nouvelles
technologies et ceux-ci se voient obligés d’augmenter leurs tarifs. Comme il
n’y a pas d’assurance maladie, la population, qui n’est pas protégée de
l’inflation, a une difficulté croissante à payer les nouveaux frais. Elle
s’irrite et met en cause les communautés religieuses qui contrôlent les
hôpitaux. La situation devient scandaleuse, lorsque les sœurs exigent des
patients de faire la preuve de leur capacité de payer avant l’admission à
l’hôpital. Les classes populaires accusent les sœurs de faire des affaires au
lieu de la charité.
Le gouvernement de Louis Stephen Saint Laurent, en
fin de mandat, proposa en 1957, à la
Chambre des communes, l’acte d’ « Assurance hospitalisation et de services
diagnostiques » qui fut adopté unanimement par les députés. Et cela grâce à
la vision et aux efforts du chef du parti socialiste Tommy Douglas, député de
la province de Saskatchewan. Le PM libéral Lester Pearson étendra l’acte pour
en faire un programme universel de santé publique en 1966.
Le taux de natalité commence à baisser à cause de
ces problèmes et du fait que la très grande majorité des travailleurs
francophones et des nouveaux arrivants de la métropole sont locataires et
vivent dans de petits logements vieillissants. Quant à la classe moyenne qui se
loge dans des maisons de la banlieue, elle fait son choix entre de nouveaux
enfants ou avoir son nouveau standard de vie qu’elle aime. Les curés perdent
leur emprise sur les femmes.
La modernité s’en vient.
Suite : Duplessis (5) : Autonomie… autonomie
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