Depuis la grève d’Asbestos, la société du Québec
est quelque peu différente. L’antiduplessisme devient le motus vivendi
d’intellectuels, de jeunes étudiants et de chefs ouvriers qui s’y sont
impliqués et qui confrontent le clergé et le gouvernement. Ensemble, ils
veulent retrouver une place sur l’échiquier politique du Québec. Dans un
premier temps, le mouvement ouvrier est devenu plus crédible et la
Confédération des Travailleurs Catholiques du Canada est seule à occuper le
champ politique car les nationalistes sont au pouvoir et les fédéralistes sont
limités au niveau fédéral.
Pour les besoins de la cause, les intellectuels
antiduplessistes se cherchent des voies d’expression et des enjeux clés. Ils
donnent par conséquent une importance démesurée au syndicalisme dans la société
canadienne française du Québec. Ils s’expriment où ils peuvent et trouvent des
colonnes dans des publications littéraires, politiques et même religieuses. A
ceux qui les accusent d’avoir fait le choix du socialisme, ils nient en
prétextant le côté centralisateur du socialisme. A ceux qui leur reprochent de
critiquer pour critiquer en ne voyant dans les actes de Duplessis que
maladresses et provocations, ils répondent que Duplessis veut imposer un ordre
nouveau où il n’y a pas de place pour la classe ouvrière, le clergé militant et
la démocratie (et eux !).
La Confédération des travailleurs, avec son
président Gérard Picard, adopte la proposition de Jean Marchand de mettre sur
pied un comité d’action civique qui visera à ce que les réformes qu’elle
propose deviennent des législations, que la classe ouvrière reçoive une
éducation civique et qu’il y ait une collaboration des classes en respectant la
doctrine sociale de l’Église. Gérard Pelletier, journaliste, quitte le Devoir
et prend la tête de l’hebdomadaire de la Confédération « Le
Travail ».
En même temps, « Cité Libre » lance
modestement son premier numéro dans lequel on retrouve les mots : « Nous
sommes là, des centaines, depuis quelques années, à souffrir d’un certain
silence; et c’est pourquoi Cité Libre vient au jour ». Les jeunes de
30 ans qui prennent la plume jugent qu’il n’y plus de place pour une idéologie
nationaliste fondée sur le conservatisme et le repli. Ils voient la société
canadienne française coincée entre le capitalisme américain et le communisme
russe.
En 1952, la CTCC appuie officiellement certains
candidats libéraux à l’élection provinciale en clamant « nous appuyons
nos amis et combattons nos adversaires ». Aspect intéressant :
nonobstant son opposition à Duplessis, Pelletier accepte dans son journal,
durant la campagne électorale, la publicité de l’Union Nationale alors qu’il y
a un conflit ouvrier à Louiseville et que la situation s’envenime avec la
police provinciale.
Pour marquer des points, les antiduplessistes s’en
prennent aux « ravages sociaux du duplessisme ». A partir d’un
article d’un journal torontois sur la protection de l’enfance au Québec, ils
dénoncent l’histoire des 12,000 enfants qui sont « enfermés »
dans les crèches et les orphelinats de la province. Ces enfants sont le
résultat du sort que la société, sous le joug de l’Église, réserve à la
fille-mère qu’elle traite de pécheresse et qui doit se cacher puisque sa
famille en a honte. Elle ne peut avoir un avortement à cause de l’Église et
doit accoucher dans un endroit réservé pour elle, comme à l’hôpital de la
Miséricorde, car elle ne peut côtoyer une mère légitime. D’autres enfants sont
ceux de veuves et de femmes séparées qui sont pauvres avec beaucoup de bébés
(toujours à cause des curés) et qui se voient obligées de les remettre à des
institutions charitables. Les antiduplessistes accusent Duplessis d’accorder
des allocations familiales trop faibles puisqu’elles ne rencontrent pas les
besoins des femmes seules, alors qu’en Ontario elles sont trois fois plus
élevées. Puis, il y a la discrimination entre les enfants légitimes et les
illégitimes, car les petits de filles-mères ont la mention « nés de
parents inconnus » sur leur certificat de baptême. Quant à l’adoption,
même si elle est très active et que les soeurs collaborent à « un marché
noir » américain, elle ne suffit pas et les non-adoptés et les non-adoptables
doivent vivre dans les orphelinats et le réseau jusqu’à l’âge adulte.
Les antiduplessistes soulignent aussi le problème
aigu du logement urbain. Le président du comité d’habitation de Montréal évalue
à « 65,000 le nombre de logements
manquants pour répondre aux besoins immédiats. Plus de 40,000 familles vivent
en chambre… . Les conséquences sur la santé physique et l’équilibre
psychique … ont été établies à plusieurs reprises ». Le gouvernement de
Duplessis a annoncé « le plan Dozois », une solution partielle à ce
problème, en créant un grand projet d’habitation à loyer-modique dans un
quartier du centre-ville où l’état d’insalubrité, de saleté et d’encombrements
est dégoûtant. Des quartiers entiers sont dans cet état à Montréal. Le projet
est évidemment critiqué sévèrement par les antiduplessistes dont Jacques Hébert
(ami de Trudeau, il deviendra sénateur) et son hebdomadaire « Vrai ».
Le pouvoir à Montréal devient pour eux un enjeu politique et ils s’unissent
dans le mouvement pour libérer Montréal de la pègre et créent un organisme
d’assainissement politique la « Ligue d’action civique ». Les critiques
du « Plan Dozois » ne sont pas vraiment sérieux. Le plan sera réalisé
et contribuera à la modernisation de ce quartier de la ville. Encore là, il
semble évident que les antiduplessistes critiquent pour critiquer. La boutade qui
fait la rumeur est la suivante : « ils sont rendus à dire que s’il
pleut, c’est la faute à Duplessis ».
Même si le contexte national Canadien français n’a
rien à voir avec la polarisation de courants politiques de droite et de gauche,
les intellectuels antiduplessistes se déchirent devant cette problématique
nouvelle. La venue de nouvelles publications a accentué cette division. En fin
’52, après la victoire de Duplessis, ils réalisent que sa politique ouvrière
(ils disent anti-ouvrière) a été politiquement rentable; Pierre Elliott Trudeau
écrit alors dans « Cité Libre » que le changement viendra de la
classe ouvrière car il ne peut surgir de la finance, de la classe agricole, de
l’Église ou de la bourgeoisie. Lénine n’aurait pas dit mieux. Des commentaires
du même genre sont émis dans « Le Travail » suite à la victoire de
Saint-Laurent en août 1953 : « nous ne pouvons pas être très fiers
du vote ouvrier dans cette élection ».
L’inflation reprend en juin 1953, le chômage
augmente et le pouvoir d’achat des ouvriers s’effrite. La CTCC a de longues et
dures grèves à supporter. Durant ces périodes difficiles l’antiduplessisme redéfinit
ses enjeux ainsi que les bases d’un nouveau fédéralisme.
Trudeau prend une tangente antinationaliste. Devant
la commission Tremblay il propose avec un groupe « des ententes
temporaires qui ne nécessitent aucun amendement constitutionnel et qui pourront
être examinées périodiquement à la lumière des connaissances économiques et des
nécessités politiques toujours changeantes ». Il recommande de créer
un organisme de coopération interprovinciale du travail pour veiller à ce que
l’industrialisation procède sans injustice pour le travailleur et si les
provinces en sont incapables, il suggère un code national canadien du travail
par voie d’amendement constitutionnel. Pour lui, seule l’industrialisation
permet d’accroître le niveau de vie des ouvriers et des travailleurs. Il appuie
l’aménagement du fédéralisme en fonction des nouvelles normes étatiques de
stabilité économique de l’économiste anglais Keynes. Il dénonce le séparatisme
comme négatif parce qu’il enfermerait la culture canadienne française dans un
vase clos où elle finirait par étouffer. Il épouse la thèse qu’un fédéralisme
raisonnable qui appliquera des mesures correspondantes aux découvertes les plus
avancées de la science économique. Il croit qu’un fédéralisme qui regroupe
plusieurs ethnies est plus rationnel, puisqu’il favorise des économies
d’échelles et une production augmentée dans un espace plus grand. Trudeau
propose une stratégie de croissance à tout prix et est prêt à faire intervenir
l’État canadien par des politiques et des programmes sociaux pour infléchir les
inégalités de consommation. Cette philosophie antinationaliste a aussi l’appui
d’anciens élèves de l’École des sciences sociales comme Jean Marchand, Maurice
Lamontagne et d’autres venant des Jeunesses Étudiantes Catholiques, tels que
Gérard Pelletier, Jeanne Sauvé et Marc Lalonde. Ils jettent un regard de plus
en plus sympathique du côté du nouveau fédéralisme.
Par contre, les antiduplessistes et les
nationalistes neutres opposés à Duplessis, sont unanimes à constater que les services
sociaux du Québec sombrent dans une dangereuse période latente. Les
institutions du domaine social sont remises en question sans toutefois être
vraiment modifiées, car c’est leur légitimité qui est en jeu. La société
traditionnelle québécoise est qualifiée, de « grande noirceur »
ou comme disent les Canadiens anglais de priest-ridden society. Ce ne
sont pas les Canadiens anglais qui portent leur hargne sur l’église de Rome,
mais certains Canadiens français qui la propagent au nom de « valeurs
nouvelles » communes à l’Amérique du Nord de l’après-guerre et de l’Europe
occidentale. Ces « valeurs nouvelles » sont la démocratisation
de l’enseignement pour toutes les classes sociales; les soins hospitaliers et
les soins médicaux gratuits pour chaque citoyen indépendamment de la capacité
de payer de chacun; la transformation de la charité privée en bien-être social;
la syndicalisation du monde ouvrier et des employés de l’Etat.
Ces idées nouvelles ébranlent peu le Québec et les
antiduplessistes devront attendre pour les mettre en application car les
nationalistes traditionalistes sont au pouvoir et l’Église, qui se sent
attaquée, n’est pas prête à les épouser.
Suite : Duplessis (4) : l’impôt provincial à venir…
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